22/12/2021

Les Chemins de Yemoja

Laeïla Adjovi

Béninoise et française, Laeïla Adjovi a grandi dans plusieurs pays africains. A 20 ans, lors d’un stage à New-Delhi dans une ONG indienne, elle fait ses premiers pas en photographie. Elle s’initie ensuite aux techniques de la photographie argentique et du laboratoire. En 2006, diplômes de sciences politiques et de journalisme en poche, elle travaille dans la presse en France, puis dans le Pacifique, en Nouvelle-Calédonie. Elle développe aussi une approche artistique mêlant dessin et photographie. Toujours entre deux supports, c’est pour aller faire de la radio pour la BBC qu’elle revient s’installer sur le continent, à Dakar, la ville natale de sa mère. Reporter, photographe, autrice, artiste-chercheuse, elle est basée au Sénégal depuis 2010.

Ces dernières années, ses travaux ont été exposés au Sénégal, aux Etats-Unis, en France, au Royaume-Uni, en Afrique du Sud, au Bénin, en Ethiopie, ou à Cuba.

www.laeila-adjovi.com

www.adjovi.visura.co

 

Ce projet a débuté en Novembre 2018 et est toujours en cours….

Les Chemins de Yemoja est un projet transdisciplinaire sur les adeptes d’une divinité ouest-africaine, d’une rive à l’autre de l’Atlantique.

Yemoja vient des mots yoruba « Yèyé ọmọ ẹja », – la mère dont les enfants sont des poissons. Yemoja est un orisha – une déité – de la religion yoruba. Elle est associée à l’océan, à l’abondance et à la maternité. Dans la tradition ouest-africaine voisine des Ewe-Fon, où les déités sont appelées ‘vodun‘, elle est apparentée à Mamiwata, Mami Sika, Agbe ou Aflekete.

Ces rites ont traversé l’Atlantique à bord des bateaux négriers en même temps que les millions d’hommes et de femmes déportés vers les Amériques lors de la grande Traite. Les chemins de Yemoja est une oeuvre pluridisciplinaire autour de cette mémoire fragmentée.

Cette recherche photographique, documentaire et artistique aborde les processus de résistance culturelle, de résilience et de créolisation. Et vise à célèbrer les héritages spirituels yoruba (Nigéria) et ewe-fon (Bénin) à Cuba.

Dans un monde affecté par le racisme et le repli identitaire, ce travail rend hommage aux relations invisibles entre des portions éparses de l’humanité, et aux possibilités infinies de l’hybridation culturelle.

Les photographies argentiques en couleur (moyen format 6×7) prises au Bénin, au Nigéria et à Cuba seront mises en dialogue dans des diptyques ou des triptyques. Mon approche visuelle, en lumière naturelle, privilégie le clair obscur, pour restituer l’une des croyances cardinales de la spiritualité d’orisha-vodun : l’omniprésence d’un monde invisible qui nous enveloppe. Un monde peuplé d’ancêtres qui nous guident et nous soutiennent, à rebours de la vision judéo-chrétienne de ténèbres menaçantes, repaires du Malin.

Il est temps que ces religions africaines si longtemps avilies trouvent leur place au soleil. Tous les visages de la divinité Yemaya/Yemoja/Mamiwata expriment la même notion : celle d’un trait d’union africain entre tous les lieux où elle est célébrée.

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« Tout autour de nous n’est que forces ». Les mots dégringolent et rebondissent sur la chemise bleue en pagne tissé de Gabin Djimasse. Dans son bureau de l’office du tourisme d’Abomey, capitale de l’ancien royaume du Danxomè, l’historien béninois parle comme un conteur : le flot et le ton de sa voix montent et descendent comme la crue d’une rivière. « Tout autour de nous n’est que forces ». Ses propos rejoignent ceux du philosophe Souleymane Bachir Diagne, dans son ouvrage L’encre des savants : « nombre de chercheurs voient dans la notion d’une chaîne de forces, depuis Dieu jusqu’au minéral, et dans le culte de la force de vie, un dénominateur commun aux religions d’Afrique Noire ».

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Une fois démembrée par l’esclavage et la colonisation,

l’Afrique a cessé d’être un continent.

Elle est désormais composée de la Grande terre

et d’îles satellites disséminées sur la planète.

L’Afrique est un archipel.

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Je suis devenue une meilleure photographe quand ‘cueillir le jour’ a pris un nouveau sens. Cueillir la lumière. Récolter des photons comme on ramasse des fleurs. Et avant cela, comme pour une fleur, l’admirer, la surveiller éclore, être à l’affût de chacun de ses mouvements, quand elle ondule et danse. S’émerveiller de la manière dont elle fait et défait les formes et les couleurs.

En marchant dans Les chemins de Yemoja, je voulais enjamber la dichotomie lumière-blancheur-pureté contre obscurité-noirceur-péché. Habituer l’œil à une sombreur sans menace. Feutrée, ouatée, onctueuse. Rassurante comme celle de la vie avant le monde. Enveloppante comme l’intérieur d’un ventre. Choyer l’ombre, partout où elle existe, la fixer sur le papier, y tremper quelques mots, et inventer de nouvelles formes de photosynthèse.

Transculturation

La spiritualité orisha. Omitonade Ifawemimo Egbelade, 30 ans, est l’une des plus jeunes prêtresses de Yemoja de la ville nigériane d’Ibadan. Elle se réjouit que sa foi ait essaimé dans le monde entier, grâce à la ferveur des descendants d’esclaves aux Amériques. « Je les remercie tant. Sans eux, les gens de chez nous ne pourraient pas retourner vers leurs racines aujourd’hui. » Ibadan, Nigéria, 2018. @Laeïla Adjovi
Autel de Yemoja, avec la statue ‘Ogulekkin’, rénovée pour le festival annuel de Yemoja. Ibadan, Nigéria, 2018. @Laeïla Adjovi
« Des dieux noirs avec des masques blancs », disait l’anthropologue français Roger Bastide. Pour duper les missionnaires, les Africains esclavisés à Cuba ont utilisé les saints catholiques (‘santos’) comme paravents, c’est pourquoi la spitritualité syncrétique issue des rites yoruba est appelée ‘Santeria’. Ainsi, cette vierge noire, pièce maitresse de la procession annuelle de Regla, quartier portuaire de la Havane, représente aussi l’orisha Yemaya. Regla, La Havane, 2019. @Laeïla Adjovi

Oriṣa Nla

Esther Oladele, 10 ans, est initiée à l’orisha appelé Obatala, aussi appelé Orisha ‘Nla’ (= grand). Dans la mythologie yoruba, Obatala, divinité de la sagesse et de la pureté, est marié à Yemoja. Mais ce n’est là que l’un des multiples ‘chemins’ de Yemoja. Les Yoruba (et les Fon) croient en la réincarnation. Ainsi, tout comme les hommes, l’orisha aurait eu plusieurs vies, plusieurs “chemins” dont les enseignements sont relatés dans un immense corpus de données scientifiques, botaniques, sociologiques et mythologiques appelé Ifa. Ifa est présent dans toute l’Afrique de l’Ouest et aux Amériques. Ibadan, Nigéria. @Laeïla Adjovi

Transmission

Cette photo d’archive de Remigio Herrera siège au domicile du conservateur du musée de Regla, Juan Lozano Gomes. Herrera, un esclave libéré, fut un pionnier dans la diffusion de la religion Ifa à Cuba. A leur arrivée, les Africains mis en esclavage perdaient le nom au profit de celui donné par leur ‘propriétaire’. Ils étaient aussi tenus d’oublier leur Dieu et leurs divinités et de pratiquer le catholicisme. La Havane, Cuba. © Laeïla Adjovi
« Omi, Soore fun mi » (Eau, fais le bien autour de moi) est une prière à l’eau qui accompagne Sidikat Lawal dans tout ce qu’elle fait. Cette commerçante et mère de famille est initiée à Yemoja depuis de longues années. Dans sa ville, Abéokuta, on dit que la rivière Ogun est le berceau de cette divinité. Les langues Yoruba et Fon sont encore aujourd’hui présentes à Cuba, dans de nombreux rites d’ascendance africaine. Abeokuta, Nigéria © Laeïla Adjovi
Une adepte de Yemaya fait une prière à l’eau près d’une rivière qui traverse la capitale cubaine. A Cuba, la Regla de Ocha est le système religieux qui vient du mélange entre la spiritualité Yoruba, le catholicisme et le spiritisme. La Regla Arara vient du syncretisme avec la religion vodun des Ewe-Fon. Ces systèmes de croyances sont basés sur le foi en un Dieu créateur unique (Olodumare pour les Yoruba, Mawu-Lisa chez les Ewe-Fon), et en ses messagers appelés ‘orisha’ (ou ‘vodun’ dans la tradition Ewe-Fon). Ces religions reposent aussi sur la pratique d’un culte des ancêtres, et l’utilisation d’un système de géomancie divinatoire millénaire appelé Ifa. La Havane, Cuba. © Laeïla Adjovi

El que no tiene de Congo

« El que no tiene de Congo, tiene de Carabali ». L’adage populaire cubain signifie que « tout le monde à Cuba a un ancêtre africain ou des pratiques d’ascendance africaine, ou quelque chose à voir avec cet héritage. Et ce, même si tu es blanc comme le lait », explique Evelyn De Dios. Issue d’une famille athée de Cienfuegos, elle s’est initiée depuis plusieurs années à Yemoja, appelée Aflekete dans la Regla Arara. La Havane, Cuba. © Laeïla Adjovi
Le shekere est un objet rituel et un instrument de musique utilisé lors de cérémonies religieuses au Nigéria, au Bénin et à Cuba. Avec l’interdition faite aux Africains esclavisés d’apprendre à lire et écrire ou d’accéder à l’instruction, la musique a longtemps permis d’encapsuler la mémoire. Musique et chants ont été au centre de la transmission du patrimoine culturel et cultuel des Africains aux Amériques. Ibadan, Nigéria © Laeïla Adjovi
Dede Dekpo est une prêtresse vodun du village de Mèko, près de Ouidah. Dans ce hameau habité par des membres des communautés mina et fon, un culte est rendu à une divinité de l’océan appelée Mami Apouké. Les manières de lui rendre hommage et les offrandes pour la satisfaire sont similaires au culte rendu à Mamiwata, Yemoja et Yemaya. Mèko, Bénin © Laeïla Adjovi

Aflekete, Mami Wata, and Yemaya

Yannay de las Mercedes Rodriguez Gutierrez est initiée à la forme religieuse née à Cuba du syncrétisme entre le catholicisme espagnole, le vodun béninois, et le spiritisme. Yannay est fille de Yemaya, aussi appelée Aflekete dans la Regla Arara. « C’est mon ange gardien, sans elle je ne suis rien ». A cause du syncrétisme, à Cuba, les déités sont appelées indifféremment ‘vodun’ ou ‘saints’. Matanzas, Cuba. © Laeïla Adjovi
Une représentation de Mamiwata est sur une case de culte vodun à Ouidah, sur la plage de la Porte du non-retour, ce monument dédié à la mémoire des Africains déportés aux Amériques. Ouidah fut l’un des principaux points d’escale de la Traite au XVIIIe siècle. Le royaume de Gléhoué (Ouidah) fut absorbé au XVIIIe par le royaume du Danxomè, connu pour sa puissance militaire et sa participation à la Traite négrière, en fournissant des captifs aux Européens qui en faisaient le commerce. Ouidah, Bénin. © Laeïla Adjovi
« Je suis un fils de Yemaya. Elle représente les idéaux de respect. Elle est la mère aimante qui pardonne toujours à ses enfants. Ici, à Cuba, les religions yoruba et arara sont préservées, respectées, et aimées tant par les Blancs que par les Noirs que par les Chinois », explique Francisco Hung Villanueva. Surnommé ‘el Chino’, cet éminent chef religieux est descendant de travailleurs sous contrat amenés de Chine au XIXe siècle, avec un statut proche des Africains mis en esclavage. Il est initié à trois branches des religions afro-cubaines : la Regla de Ocha (yoruba), la Regla Arara (ewe-fon) et la Regla Palo Monte (kongo). Regla, La Havane. © Laeïla Adjovi

Iwa pele

Cette poupée de Yemaya accompagne Tomasa Hernandez Hernandez depuis des années. Descendante d’esclaves yoruba, cette fille de Yemaya soutient que, dans l’enfer des plantations, la préservation de leur spiritualité est ce qui a aidé les Africains mis en esclavage à « sauvegarder leur humanité ». Havana, Cuba © Laeïla Adjovi
Le collier de perles de sa mère est un de ses objets préférés. Chaque orisha a ses perles rituelles et ses couleurs – le bleu et le blanc de Yemaya se retrouve aussi de l’autre côté, au Bénin et au Nigéria. La Havane, Cuba © Laeïla Adjovi
« Dans la spiritualité yoruba, avoir un bon caractère est crucial. ‘Iwapele’ est un concept très important », détaille Omitonade Ifawemimo, prêtresse de Yemoja au Nigéria. ‘Iwa’ signifie caratère, et ‘pele’ veut dire ‘doux’. «Ma religion n’est pas parfaite», et parmi les pratiquants, «il y a les bons et les mauvais», admet Omitonade. Néanmoins, elle refuse que sa foi soit réduite à de la sorcellerie, et continue de revendiquer sa part de lumière. Ibadan, Nigéria © Laeïla Adjovi.